J'y découvre avec étonnement, peu à peu, l'étrange identité littéraire avec mon écriture, où je puise un renforcement salvateur quant aux choix délibérément marginaux de cette dernière, à l'aune évidente instillée par les milieux intellectuels français, d'une poésie qui s'est coupée de son public.
À la découverte inopinée de son texte intitulé "L'autre tigre", il m'est apparu qu'outre une analogie de forme, il y avait dans la profondeur de cette métaphore une assez grande familiarité de pensée, voire un troublant mimétisme en l'utilisation d'un tel exemple — issu d'une lecture préalable en mon cas d'un essai de Barjavel.
Il en résulte au-delà de ma surprise, une conviction puissante animant ma revendication de cette ellipse à vrai dire incomprise, et malmenée par une insuffisante imagination chez ceux et celles usant d'un degré d'interprétation par trop prosaïque.
Afin d'illustrer mon propos, voici ce texte (ici traduit par l'excellente Alina Reyes) :
L'autre tigre
And the craft that createth a semblance
Morris, Sigurd the Volsung (1876)
Je pense à un tigre. La pénombre exalte
La vaste Bibliothèque laborieuse
Et semble éloigner les étagères ;
Fort, innocent, sanglant et nouveau,
Il ira par sa forêt et son matin
Et marquera sa trace dans la limoneuse
Rive d’un fleuve dont il ignore le nom
(Dans son monde il n’y a ni noms ni passé
Ni avenir, seulement un instant certain)
Et franchira les barbares distances
Et humera dans le labyrinthe tressé
Des odeurs l’odeur de l’aube
Et l’odeur délectable du gros gibier.
Entre les raies de bambou je déchiffre
Ses raies et pressens l’ossature,
Sous la peau splendide qui vibre.
En vain s’interposent les convexes
Mers et les déserts de la planète ;
Depuis cette maison d’un lointain port
D’Amérique du Sud, je te suis et te rêve,
Oh tigre des rives du Gange.
Le soir se répand dans mon âme et je réfléchis
Que le tigre vocatif de mon poème
Est un tigre de symboles et d’ombres,
Une série de tropes littéraires
Et de souvenirs de l’encyclopédie
Et non le tigre fatal, le funeste bijou
Qui, sous le soleil ou la lune variante,
Va, accomplissant à Sumatra ou au Bengale
Sa routine d’amour, de loisir et de mort.
Au tigre des symboles j’ai opposé
Le véritable, celui qui a le sang chaud,
Celui qui décime la tribu des buffles
Et aujourd’hui, 3 août 1959,
Allonge dans la prairie une ombre
Calme, mais déjà le fait de le nommer
Et de conjecturer sa condition
Le fait fiction de l’art et non vivante
Créature, de celles qui marchent par la terre.
Nous chercherons un troisième tigre. Celui-ci
Sera comme les autres une forme
De mon rêve, un système de mots
Humains et non le tigre vertébré
Qui, au-delà des mythologies,
Foule la terre. Je le sais bien, mais quelque chose
M’impose cette aventure indéfinie
Insensée et ancienne, et je persévère
À chercher tout le temps du soir
L’autre tigre, celui qui n’est pas dans le poème.
Jorge Luis Borges
(http://journal.alinareyes.net/2016/01/14/lautre-tigre-par-jorge-luis-borges-traduction-alina-reyes/)
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